Nos chemins se sont croisés pour la première fois en 2019, lorsque je participais à mon premier cycle de réduction du stress par la méditation de pleine conscience (MBSR). Cloé Brami, qui était déjà à l’époque médecin oncologue, instructrice MBSR et engagée de façon pionnière en médecine intégrative, était invitée à l’une des sessions du cycle par mon instructrice Soizic Michelot en tant qu’observatrice : elle menait un projet expérimental de méditation de pleine conscience avec des étudiants en médecine.
Au fil des années, j’ai suivi avec admiration et grand intérêt le travail mené par Cloé Brami. Après quelques conversations, je lui ai proposé un entretien plus long pour explorer en profondeur sa vision de l’accompagnement en santé et de la médecine intégrative. Proche de ses convictions et de ses idées, j’avais également à cœur de proposer une plateforme supplémentaire à ce que Cloé Brami défend et partage dans ses projets et prises de parole. Cette publication est issue de notre dernière conversation.
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J’éprouve beaucoup de gratitude pour la discussion que j’ai eue avec Cloé et également pour le temps qu’elle m’a accordé. Pendant une heure, nous avons parlé de soin, d’éthique, de présence et de temps ; nous avons évoqué la notion de posture, les limites de la médecine et du soin auxquelles nous faisons face aujourd’hui, la rencontre avec la douleur… Autant de thèmes chers à son cœur et qui sont pour elle essentiels dans sa vision de la médecine intégrative.
En démarrant notre conversation, je me suis dit qu’il était important que j’en découvre davantage sur ce qui l’anime et sur ce qui rend vivant son engagement dans ses diverses activités. Car son parcours et ses aspirations l’ont menée à porter plusieurs casquettes, à revêtir aujourd’hui plusieurs tenues professionnelles qu’elle arbore selon les contextes qu’elle traverse. Ainsi, lorsque Cloé raccroche sa blouse blanche de médecin cancérologue, elle devient instructrice en méditation de pleine conscience ou bien fondatrice et gérante de Mû Médecine, une école interdisciplinaire de santé dédiée à la formation des professionnels des métiers du soin pour une mue écologique et durable de la santé.
Le respect du soin d’hier, l’engagement pour le soin d’aujourd’hui et celui du futur
« Que vois-tu émerger de commun entre ces trois casquettes que tu portes et qui te sont précieuses ? Quelles sont les valeurs ou les idées importantes qui viennent soutenir ces trois engagements de vie ? ». C’est en fermant les yeux et en prenant quelques secondes de réflexion que Cloé me répond : « Je n’ai pas l’impression de faire des choses qui sont différentes : seuls les cadres changent. Quand j’anime un programme MBSR, je suis dans le soin, dans l’écoute, et les outils utilisés vont passer par le biais de la méditation. Quand je prends la casquette de cancérologue, c’est de la présence : prescrire ou ne pas prescrire, pour moi, c’est une question de technicité qui s’ajoute à la présence. À Mû Médecine, il s’agit d’être présente pour les professionnels de santé et leur permettre de déployer leurs savoirs et savoir-être de manière adaptée ».
Cloé ajoute que le point commun entre ces pratiques, c’est qu’elles parlent de son engagement pour le respect du soin d’hier, pour le soin d’aujourd’hui et pour celui du futur. Elle me partage que ces trois casquettes parlent en effet de sa contribution au renouveau du soin. Et nous touchons là une des idées centrales de notre conversation, une idée qui sera le fil conducteur de notre entretien. Car les projets qu’elle mène invitent en effet à nous réinterroger constamment sur nos manières d’êtres et de prendre soin. Pourquoi est-ce si important à ses yeux ? En fait, il lui semble que depuis quelques années, à l’échelle collective, nous touchons les limites de notre système de santé, les limites de notre vision du care. À ses yeux, la médecine intégrative est, au-delà de l’objectif qu’on peut lui donner, une occasion de nous réinterroger et peut-être de nous réinventer dans notre manière d’accompagner.
Depuis quelques années, à l’échelle collective, nous touchons les limites de notre système de santé, les limites de notre vision du care. [...] La médecine intégrative est, au-delà de l’objectif qu’on peut lui donner, une occasion de nous réinterroger et peut-être de nous réinventer dans notre manière d’accompagner.
Engagement, écoute, présence, ré-interrogation sur nos manières de faire… Ce premier questionnement a permis d’arriver à un point essentiel sur la vision de la santé de Cloé. En l’écoutant, une image m’est venue à l’esprit : celle de l’ancre. L’ancre d’un bateau qui permet à ce dernier de se poser, de prendre une pause, le temps de regarder l’horizon, voir le chemin parcouru, observer l’état du navire et réfléchir à ce que nous pouvons transformer (sur notre manière de nous percevoir, de nous organiser, de nous coordonner, d’être). Une pause pour pouvoir ensuite naviguer de façon sécurisée, sereine et respectueuse de l’équipage et de la mer. L’ancre est d’ailleurs une image qui vient souvent dans les pratiques méditatives…
Cloé Brami précise ses propos et ajoute : « Se réinventer demande de la présence, de prendre du temps, avec un regard anthropologique ou ethnographique des problématiques, pour une mise en action. Cela exige également de garder la clarté et la clairvoyance de la démarche scientifique ». Dans ces propos, j’observe que la place accordée par Cloé à la science est importante. Elle est présente dans sa formation, dans sa pensée, dans sa démarche. Elle est même au cœur de ce questionnement que Cloé propose : en effet, la démarche scientifique est « une démarche dans laquelle on a conscience que notre connaissance à un instant T n’est pas fixe ni immuable, mais est forcément vouée à être améliorée », rappelle Jean-Charles Walter, physicien et chercheur au CNRS. Dans une des récentes publications de Cloé, ce dernier poursuit : « La démarche scientifique consiste donc à être prêt à lâcher son savoir quand on sent qu’il n’est plus approprié à une situation, pour accéder à une connaissance plus juste ». Pour Cloé, ces propos font écho à nos limites, à leur perception et à ses projets pour contribuer au renouveau du soin. D’ailleurs, elle écrivait récemment qu’en tant que chercheuse, « il s’agit bien de venir questionner encore et encore des connaissances et pratiques en relation avec l’évolution et les besoins du présent pour penser des futurs. Ainsi, penser une culture intégrative du soin n’est pas une invitation à appliquer un pseudo-dogme mais bien à venir questionner nos connaissances et pratiques ».
La démarche scientifique consiste donc à être prêt à lâcher son savoir quand on sent qu’il n’est plus approprié à une situation, pour accéder à une connaissance plus juste.
Ce que je perçois au début de notre échange, c’est que les engagements de Cloé sont enracinés dans des convictions profondes. Des convictions liées à la démarche scientifique et à son incertitude, à l’exigence de la qualité, aux valeurs d’honnêteté et d’authenticité. Mais aussi des convictions liées à une vision humaine de la relation et du soin.
La médecine intégrative, un tremplin pour se requestionner
Progressivement, Cloé développe ses réflexions et ses prises de position. « J’observe depuis quelques années la tendance à imposer, en tant que médecin, une définition ou des critères de certification sur ce qu’il faudrait ou ne pas pour être qualifié d’intégratif. Pour moi, il y a un risque d’être dans cette forme d’imposition. Il faudrait plutôt réfléchir collectivement à une définition, aux besoins, au sens qu’on lui donne ». Pour Cloé Brami, personne ne peut prétendre donner l’unique définition juste de la médecine intégrative : « On peut en proposer une, tenter d’en esquisser les contours, mais celle-ci devrait émerger d’éléments de recherche participative. Penser à une culture intégrative du soin ne peut pas se limiter aux interventions non-médicamenteuses (INM). Cela doit se penser avec la complexité du soin, avec les patients, les soignants, les citoyens, les politiques, les écoles. Je pense que l’avenir de la médecine est là. On y réfléchit aujourd’hui en créant ensemble les chemins possibles ».
Pour Cloé Brami, il y a ainsi dans la médecine intégrative un vrai tremplin pour se poser la question de ce qu’est la médecine pour les soignants et pour les patients. « Aujourd’hui, il y a un risque de développer une spécialité intégrative qui serait décontextualisée du cœur du problème. Ce cœur du problème, c’est la définition même de la médecine vers laquelle on a envie de tendre. Comment a-t-on envie d’exercer nos métiers ? Comment les patients ont-ils envie d’être soignés ? Comment crée-t-on du lien ? ». Cloé est persuadée que c’est l’occasion de créer des référentiels à partir des définitions. « Dans une démarche scientifique et participative, Grégory Ninot le fait très bien pour les INM, mais encore une fois, la santé intégrative ne se réduit pas à ces dernières ».
S’ouvrir à la santé intégrative, ce serait donc aussi requestionner notre métier de soignant. « Je le dis en tant que médecin : je pense que ce questionnement perturbe davantage les médecins que les autres soignants ou praticiens de santé. Quand on pense au métier d’infirmier, le care est toujours au cœur de la profession. Quand on pense au métier de médecin, il n’y a pas que le care, il y a aussi la technicité. Dans un parcours qui sera collégial, où l’accompagnement sera partagé, cela pose la question suivante : quel va être le rôle futur du médecin ? ». Au sein de Mû Médecine, Cloé Brami propose un espace pour entamer cette réflexion personnelle et se poser la question de comment réenchanter nos métiers de l’accompagnement. Elle ajoute : « Je crois qu’il faut avoir une grande vigilance pour garder notre démarche humble et intègre. Je ne crois pas que la médecine intégrative soit une autre médecine. La médecine intégrative est la médecine : celle qu’on a envie de faire vivre dans les 50 prochaines années ».
Je ne crois pas que la médecine intégrative soit une autre médecine. La médecine intégrative est la médecine : celle qu’on a envie de faire vivre dans les 50 prochaines années.
Une médecine intrinsèquement intégrative
Comme Cloé Brami, je pense que la médecine est intrinsèquement intégrative. Cloé ajoute que malheureusement, l’homogénéisation de l’apprentissage du soin a progressivement conduit à créer des lieux de maladie, nous amenant à nous focaliser sur la pathologie plutôt que l’être humain et son projet de vie. Cloé Brami cite Jean-Philippe Pierron, philosophe et responsable du master Humanités médicales et environnementales à l’Université de Bourgogne, pour qui la médecine aurait perdu son âme. Il a identifié 3 facteurs présidant à cette situation : (1) la sécularisation, qui a induit une perte de la spiritualité du soin, (2) l’administratif et (3) l’hyper-technicité au détriment de la relation. « D’où l’importance de respecter le passé et de faire le lien avec le présent et le futur. Il ne s’agit pas d’inventer quelque chose de nouveau, mais de se renouveler en lien avec le contexte. L’évolution de la technique, c’est génial, mais auparavant, les médecins avaient des rôles multiples. Pourquoi ne pas s’autoriser à revenir à des choses du passé, comme on le voit en agriculture ou dans d’autres démarches ? Revenir à des choses importantes qu’on a oubliées parce qu’on les a transformées… ». Pour Cloé, cela nous permettra également de considérer le rôle social de la médecine et de la santé, par exemple en matière d’écologie du soin, qui commence peu à peu à émerger.
L’importance de prendre soin de nos relations
Je m’interroge alors sur ce qui est véritablement précieux dans les intentions des projets de Cloé Brami. Sur ce qui est précieux pour elle mais également sur les espoirs qu’elle porte pour la société qu’elle contribue à construire. « Qu’est-ce que tes projets disent de ce à quoi tu accordes de l’importance, et peut-être de ce à quoi nous devrions accorder de l’importance en tant que société ? ».
« Je crois que le soin, c’est précieux », me répond-elle. Pour Cloé, peu importe notre métier, se retrouver dans des espaces de consultation avec quelqu’un en face qui nous partage sa vulnérabilité et ses maux est précieux. « Parfois, ajoute-t-elle, en tant que soignant, j’observe qu’on oublie ce caractère précieux du soin dans les relations soignant-soigné. Surtout, je vois aussi qu’on l’oublie dans les autres relations, avec les familles aidantes, avec les collègues ». À ses yeux, cultiver le care avec l’ensemble des parties prenantes du système, c’est un élément de la médecine intégrative. Ainsi, il lui paraît tout aussi important d’avoir conscience de la préciosité des espaces soignants. « Dire non, exprimer son désaccord, être ferme avec des patients ou des collègues n’empêche pas de respecter leurs besoins, leurs élans, leurs envies ou leurs avis ».
Sa réponse touche également au soin que l’on met dans l’accompagnement. « Quand on nomme la santé intégrative, je mets beaucoup d’espoir pour qu’on ne la réduise pas à de l’hyper-technicité ou à une nouvelle sur-spécialisation. Je mets beaucoup d’espoir pour qu’on y intègre vraiment cette dimension incarnée du care. Je le vois avec les étudiants en médecine : le challenge, c’est de transmettre une médecine incarnée, cohérente, collective, et technique aussi. Parfois, on croit aussi que la santé intégrative nous éloigne de la technicité : en réalité, c’est être excellent technicien mais avec suffisamment de recul par rapport à la technicité pour pouvoir y intégrer un autre regard sur le soin ». Cloé pose cette intention à Mû Médecine. Et cela semble toucher au cœur les personnes qu’elle accompagne. Prenant quelques instants pour me faire part de quelques retours d’expérience de soignants ayant participé à la première promotion de formation de l’école Mû, elle me lit un extrait de la déclaration d’une infirmière : « Cela fait très longtemps que je n’ai pas repris le travail avec cet élan de vie ». Une médecin témoigne : « Merci pour cet enseignement, merci de nous permettre d’œuvrer pour ranimer nos lumières ébranlées ».
Je rejoins Cloé dans l’importance que j’accorde au soin de la relation. Dans ma pratique, le soin que je mets dans la relation avec les personnes accompagnées et avec les autres soignants joue une part importante dans le soin que ces personnes s’accorderont à elles-mêmes. J’ai également tendance à penser que toute relation a une capacité transformative, vertueuse ou non selon sa qualité : les différentes parties seront à jamais changées par la relation qui est née de leurs interactions. Pour cette raison, je veille toujours à construire un terreau favorable à des relations empreintes d’ouverture, de respect, d’écoute et d’inclusion.
Au-delà de requestionner nos métiers, questionner les intentions
S’ouvrir à la santé intégrative amène ainsi à requestionner nos métiers du soin. Mais pour Cloé, cela va encore plus loin : cela amène aussi et surtout à questionner nos intentions. Quand Cloé Brami a commencé à travailler avec les étudiants en médecine, elle a réalisé qu’on ne lui avait jamais posé la question de savoir pourquoi elle avait envie d’être médecin. « Pourtant, c’est la première question à poser aux étudiants, ça ! Aujourd’hui, je le fais parfois pendant les cours, et là, à Mû Médecine, nous l’avons fait avec les professionnels de santé. Dans ces moments, on se rend compte qu’on choisit parfois ces métiers d’abord pour se réparer. Le problème, c’est que la réparation ou l’impression de réparation a des limites sur le long terme et ne peut être le moteur unique du prendre soin. En tout cas, pour les soignants, être thérapeute a souvent un rôle thérapeutique. Dans cette dynamique, on a tout le temps besoin de souffle, et ce souffle-là doit se trouver dans les lieux de santé. On doit réhabiliter la vie dans les lieux de santé ».
Cette question de l’intention me rappelle avec beaucoup de force le parcours que j’ai entamé pour devenir moi-même instructeur de méditation de pleine conscience (MBSR). Dans ce programme qui dure quelques années, nous sommes invités dans les premiers modules à réfléchir de manière régulière et fréquente à nos intentions : « Pourquoi êtes-vous ici dans ce programme ? Que voulez-vous faire de ce que vous apprenez ? S'il s'agit d'intentions générales, comment pouvez-vous apporter de la clarté à cette expression ? Pour les intentions très spécifiques, que savez-vous maintenant sur le "quoi, où, qui, pourquoi, quand" de ce qui vous guide dans l'engagement et l'effort que vous avez choisi dans ce processus d'apprentissage ? ». Nous sommes invités à mettre à jour notre intention à différents moments du processus d'apprentissage et à être conscient de la direction que prennent ces changements lorsqu'ils se produisent : « Cette nouvelle intention qui surgit oriente-t-elle mon corps/esprit vers la bienveillance ? ». Le fait d’y réfléchir permet d’apprendre beaucoup sur soi-même, de donner plus de profondeur à notre engagement et parfois de réajuster notre posture.
Elle ajoute : « Aujourd’hui, dans cette démarche intégrative, de nombreux acteurs et actrices dans le soin œuvrent dans ce sens [de réhabiliter la vie dans les lieux de santé]. On crée des lieux à part, et c’est bien : cela donne une bouffée d’oxygène. Le challenge des prochaines années ne sera pas de créer des lieux à part mais de remettre de la vie dans ces espaces qui existent déjà. Le challenge sera de faire en sorte de travailler avec d’autres corps de métiers, de mettre l’alimentation en projet prioritaire comme premier médicament, d’apprendre à dé-prescrire, de voir du beau, de faire bouger les corps, de respirer, et d’amener de la douceur et de la joie dans ces lieux qui étouffent. Je pense que c’est là aussi une partie de l’avenir et c’est ce qui m’anime aujourd’hui ».
Le challenge des prochaines années ne sera pas de créer des lieux à part mais de remettre de la vie dans ces espaces qui existent déjà. Le challenge sera de faire en sorte de travailler avec d’autres corps de métiers, de mettre l’alimentation en projet prioritaire comme premier médicament, d’apprendre à dé-prescrire, de voir du beau, de faire bouger les corps, de respirer, et d’amener de la douceur et de la joie dans ces lieux qui étouffent.
Cloé Brami poursuit : « Se questionner sur les intentions est très difficile. Et pourtant, c’est se donner une autorisation. C’est s’autoriser à se poser la question du pourquoi. Mais c’est aussi s’exposer à l’agréable et l’inconfort de la réponse – car parfois, la réponse peut-être en effet inconfortable. Enfin, c’est s’ouvrir à la possibilité de leurs changements car nos intentions changent avec la vie ».
Pour Cloé Brami, la question de l’intention donnée à la médecine intégrative est donc primordiale. C’est un exercice qui prend du temps et qui engage tout un chacun. « Le point positif est que, si les intentions demeurent justes, ce n’est pas grave que l’atteinte des objectifs finaux prenne du temps. Il vaut mieux tâtonner, que des structures nouvelles se créent, que nous nous formions pas à pas, et que la transformation ou l’acculturation sociétale se fasse petit à petit, avec des intentions justes. Ce qui serait embêtant, c’est de se lancer dans la construction d’un projet dont les intentions ne sont pas justes ou bien clarifiées, puis après, ne pas savoir l’orchestrer ». Mais alors, comment faire ? « En créant des cadres qui permettent aux personnes de s’élever, de grandir, de s’épanouir : c’est le principe de la pédagogie. S’il peut être complexe de créer des cadres souples basés sur une intelligence collective, les résultats peuvent en revanche être fantastiques ! ».
La médecine et la santé intégratives, un projet politique
Je suis convaincu comme Cloé Brami que la médecine et la santé intégratives sont un projet politique, au sens noble du terme, car elles parlent de la vision de la santé, de la société et de la cité que l’on espère pour demain. Lors de notre conversation, Cloé lance comme un appel aux acteurs et actrices du monde de la santé. « J’invite les médecins et tous les praticiens de santé à se requestionner sur leurs postures, à voir dans les espaces du soin les moments où l’on va dominer, où l’on va être dans une relation équilibrée, les moments où l’on va se sentir dominés (dans les relations avec les patients, parfois on peut se sentir dominés). Je reçois souvent des patients dans la vulnérabilité et qui refusent les traitements conventionnels parce qu’ils ont été blessés par des oncologues. Toute la question, c’est comment on arrive ensemble à cheminer vers une réconciliation du soin ‘conventionnel’ et global. Parfois, celle-ci prend beaucoup de temps ». Pour Cloé Brami, il est urgent de créer une société qui réconcilie et inclut les diversités, plutôt qu’une société de clivage. « La santé, c’est l’inclusion des diversités. Oui, c’est un sujet politique », résume-t-elle.
La santé, c’est l’inclusion des diversités. Oui, c’est un sujet politique.
Une tentative pour définir la médecine intégrative
Il y a quelques mois, Cloé déposait une définition de la médecine intégrative, non pas pour la restreindre à celle-ci mais pour clarifier et mieux expliquer la philosophie de Mû. Elle en proposait la définition suivante : « Médecine qui prend soin, de manière plurielle et reliante, respectueuse et sensible du vivant et de ses rythmes, basée sur les sciences et l'expérience technique et sensible. Les outils de soin peuvent être multiples mais nommés pour garantir sécurité, transparence et permettre une collaboration transdisciplinaire et interdisciplinaire. Elle engage chaque être vivant, et acteurs individuels et collectifs habitant la terre ».
Une définition qui a beaucoup résonné en moi et dans laquelle j’ai vu beaucoup d’échos avec notre discussion :
le « prendre soin », ou le care, est la première dimension de cette définition ;
la reliance, la pluralité, le respect, la sensibilité – que j’ai lue au sens de Baptiste Morizot – et la science sont ensuite ajoutés comme des ingrédients qui permettent de donner un squelette au care ; et enfin,
la notion d’engagement du vivant rejoint cette notion de responsabilité et de projet politique qui forme le corps du care.
À mes yeux, cette définition très englobante propose une compréhension inclusive de la médecine intégrative, profondément liée à la notion de posture.
Être en relation avec la douleur
À l’évocation de cette définition, Cloé me rappelle que la formation à Mû Médecine est justement axée sur 3 piliers importants : (1) la posture, (2) l’ouverture vers et la connaissance des philosophies ancestrales, et (3) le lien aux organisations, à l’intelligence collective, aux habitats soignants. Le travail sur la posture est véritablement le socle de son approche : « s’il est fait, tout le reste en découle ». En quoi consiste-t-il ? « Le travail sur la posture dans le soin, c’est d’aller à la rencontre de la douleur. Cela dépend bien sûr des spécialités, mais en tant que soignants, nous sommes presque tous surexposés à la souffrance. Cela peut être douloureux d’être soignant, la proximité à la douleur peut être difficile ». Pourtant, il est nécessaire d’aller à sa rencontre, sans quoi, pour Cloé, on se positionne en tant que sauveur. Évidemment, parfois, tel médecin, tel naturopathe, tel coach dans le cadre d’un accompagnement individuel a été incroyablement bénéfique dans le parcours de santé d’une personne, et il y a là une identification. « Mais en réalité, dans le soin, personne ne sauve personne : on est toujours accompagnés de façon plurielle ». Dans cet accompagnement multiple, quelle est notre posture ? Qu’apportons-nous ? « En tant que soignant, on peut penser qu’on se retrouve ainsi dépossédé de son pouvoir. En fait, non : on vient juste accompagner la personne autrement ».
La place grandissante de la méditation dans le monde médical et soignant n’est ainsi pas anodin : s’autoriser à explorer la douleur du soin est une expérience transformatrice. Si Cloé arrive aujourd’hui dans une phase de vie où l’enracinement et la diffusion de ses idées prennent davantage de place dans sa vie, la méditation a été la voie racinaire de son parcours et de cette exploration de la douleur. Elle considère même qu’elle en est le fondement, lui ayant permis de travailler sur elle-même, d’aller à la rencontre et d’être à l’écoute d’elle-même et des autres.
Cloé Brami était jeune interne en médecine en cancérologie quand elle était partie faire son stage au Memorial Sloan Kettering Cancer Center (MSKCC) aux États-Unis. « Là-bas, j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer la douleur et la beauté du soin ». Pendant plusieurs mois, Cloé a médité, pratiqué le qi-gong avec des patients en cancérologie. « J’étais moi-même aidante à ce moment-là et je me suis soignée au final moi aussi. Cela m’a ouvert à l’accueil de la douleur de l’autre ». Pour illustrer son propos, elle me parle de l’usage des antalgiques dans les situations de douleur chronique : « Bien sûr, ils sont utiles car il est important de réduire la douleur quand elle est présente et intense. Mais ils restent des pansements qui n’agissent pas sur la cause et peuvent donc générer des formes de dépendance. Dans les maladies chroniques, les patients se tournent vers d’autres pratiques à un moment donné car ils ont besoin de comprendre et d’aller à l’origine de la douleur. Dans ces moments-là, la méditation, par exemple, ne va pas rejeter la douleur mais au contraire les amener à regarder cette douleur. Et parce qu’il y a un travail vis-à-vis de cette douleur qui est fait, alors il peut s’installer quelque chose de plus apaisé, de plus cohérent à vivre avec ».
Le lien entre les médecines complémentaires et la médecine conventionnelle
Lorsqu’elle s’était rendue à New York au MSKCC, Cloé Brami savait qu’elle souhaitait faire le lien entre ce qu’elle appelait déjà les médecines complémentaires et la médecine conventionnelle. « Il n’y avait rien en France à l’époque ». Cloé Brami avait trouvé là-bas un cadre existant : de la recherche, de la clinique, de l’enseignement à l’échelle américaine, avec beaucoup de créativité. Chaque semaine, elle passait du temps en clinique avec un médecin référent en santé intégrative en oncologie puis avec les thérapeutes dans les pratiques et soins de support. « C’était une expérience transformatrice. Il y avait de la science avec des protocoles de recherches, mais ce n’était jamais désincarné ». Aujourd’hui, aux États-Unis, cette vision du care est complètement intégrée. Cloé a attaché beaucoup d’importance à proposer la même expérience au sein de Mû : « La pratique y prend une place importante, sans pour autant proposer de devenir professeur de yoga ou méditant. Mais en tout cas, j’ai à cœur de proposer des pratiques incarnées car c’est aussi en faisant qu’il y a quelque chose qui se transforme ».
Son retour en France a été particulièrement difficile car elle voyait que le monde de la santé n’était pas prêt. À l’âge de 27 ans, alors que personne ne parlait encore de médecine intégrative, Cloé a pu animer des conférences, mener des rencontres pour sensibiliser, tout en se nourrissant de ces échanges. « J’ai eu beaucoup de chance », me confie-t-elle. En 2017, lorsqu’elle devient cheffe à l’Hôpital Européen Georges Pompidou, elle observe que la souffrance à l’hôpital augmente de façon considérable. « Je me suis alors dit qu’il me fallait aller vers la pédagogie tout en me distanciant un peu de l’oncologie ». Ce passage vers la transmission de savoirs et de savoir-être est guidé par une réelle conviction : « Je crois qu’un vrai enseignement est un enseignement qui transforme, un enseignement qui est à la fois soins et montée en compétences. Et j’avais aussi envie d’aller aussi un peu plus vers la recherche ».
Entre ce retour en France et la création de Mû Médecine, bien des années ont passé et le chemin parcouru par Cloé Brami est riche de sens et d’engagements. Lors de la fin de notre échange, ma pensée m’a vite mené vers ma lecture des vœux formulés par Cloé au début de l’année 2024. Elle souhaitait à Mû Médecine d'être « un laboratoire vivant qui peut s'autoriser à créer de l'espoir et oser l'utopie d'une médecine réunie ». En lui demandant quelle perspective elle tirait de cette première partie de parcours, arrivée à mi-année, Cloé Brami m’a répondu qu’elle ressentait beaucoup de fierté et de reconnaissance de s’être autorisée l’utopie du soin. D’avoir autorisé d’autres à oser l’utopie du soin. « Et finalement, utopie n’est peut-être pas le terme le plus juste. Ce n’est pas utopiste que de dépasser les peurs, de se réunir, de créer, que d’œuvrer pour raviver l’élan du soin. Cela demande d’avoir une certaine vision. Une des figures qui m’inspire aujourd’hui est Maria Montessori. C’est une visionnaire. Et les visionnaires ne vivent pas dans le confortable : on est habités par des choses, on doit toujours être dans la démonstration, et souvent, entraîner des personnes avec soi. Mais c’est passionnant, plein d’espoir et ça va continuer », conclut Cloé.
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À l’heure où je finalise ces lignes, l’un des posts de Cloé Brami sur les réseaux sociaux annonce qu’elle raccroche sa blouse d’oncologue quelques mois pour dédier son temps à la formation, l’écriture et de nouveaux projets passionnants et engagés. Je souhaite à Cloé Brami une belle énergie lumineuse et soutenante pour ces prochaines étapes, et j’en profite pour la remercier de son authenticité lors de ces partages personnels ainsi que de ces idées humaines, respectueuses, engagées, politiques qu’elle a défendues pendant notre entretien.
*Pour découvrir un peu plus Cloé Brami, vous pouvez l’ajouter sur LinkedIn, consulter son site internet, celui de son école Mumedecine.org, la suivre sur instagram ou bien suivre son Mooc Éloge du care sur YouTube.
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